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La vie technologique des sauvages / São Paulo : topographie de l’exclusion (1) /
Kiki Mazzucchelli
Avec plus de 10 millions de personnes et un tissu urbain chaotique, semé de grappes de gratte-ciel et d’îlots insalubres en expansion, São Paulo est peut-être la ville où les contradictions caractéristiques de la société brésilienne sont les plus manifestes. C’est le centre financier et industriel du Brésil. C’est aussi le plus vaste marché de consommation de classe moyenne en Amérique latine. La ville produit 40 % du PIB du pays, alors même qu’un million de personnes environ vivent sous le seuil de la pauvreté. Ce profond fossé économique et social est l’expression de formes particulières de sociabilité, générées par des intérêts privés qui ont aussi engendré les formes débridées d’expansion et de développement qui caractérisent le paysage urbain contemporain de São Paulo.
De fait, la seule et unique intervention officielle de quelque envergure dans l’aménagement urbain de São Paulo a été le plan d’urbanisme de Francisco Prestes Maia, réalisé seulement en partie, dans les années 1930 et 1940. Le plan prévoyait le percement d’une série de larges avenues entre le centre et la périphérie, et privilégiait la circulation automobile plutôt que les transports publics. Il impliquait une large part de démolition et le remodelage des quartiers centraux. Il a encouragé la spéculation immobilière et chassé les classes ouvrières, qui n’ont plus été en mesure de payer les loyers gonflés. Il a contribué à la manifestation concrète d’un système économique et d’un système de classe extrêmement déséquilibrés par un modèle de ségrégation urbaine qui, en réalité, coupait le centre de la périphérie(2) et regroupait l’infrastructure et les services publics (voirie, éclairage, égouts, hôpitaux, écoles, etc.) dans le centre. Ce modèle a persisté jusque dans les années 1970.
À partir des années 1980, la ségrégation par l’éloignement a peu à peu cessé, du fait de la migration progressive de la classe supérieure vers les nouvelles enclaves fortifiées érigées à la périphérie de São Paulo qui, pour la première fois, a réuni riches et pauvres dans une même zone géographique. À la même époque, le taux de criminalité (vols en tous genres, enlèvements, morts violentes) a commencé à augmenter, et la sécurité (ou plutôt l’absence de sécurité) est passée au premier plan dans la conception du paysage urbain. La topographie de São Paulo telle qu’elle nous apparaît aujourd’hui, avec sa profusion de murs, de clôtures électrifiées, de caméras en circuit fermé, de gardiens de sécurité armés à la solde de particuliers, de garages à double porte et de voitures à l’épreuve des balles, est le produit d’un mouvement historique de retrait des classes moyenne et supérieure des espaces publics et, par conséquent, de la vie publique, au profit d’un style de vie dont les valeurs fondamentales sont la sécurité ainsi que la personnalisation de lieux et de services privés.
L’ère du contrôle et de la surveillance
Les espaces publics sont maintenant largement négligés, à la fois par l’État et par les classes moyenne et supérieure, tout en étant de plus en plus surveillés. L’industrie de la sécurité fait preuve d’une créativité presque comique, comme en témoignent ces barrières à la popularité croissante érigées autour des immeubles d’habitation et percées d’une ouverture rectangulaire où les livreurs anonymes et donc, suivant la logique de l’élite, potentiellement délinquants, peuvent glisser pizzas et autres produits alimentaires sans entrer dans la propriété. Selon l’anthropologue Teresa Caldeira, l’inégalité est devenue un principe d’organisation. Pour elle, ce modèle d’enclaves fortifiées crée « un espace en flagrante contradiction avec les idéaux d’ouverture, d’hétérogénéité, d’accessibilité et d’égalité qui ont contribué à l’organisation de l’espace public et des démocraties modernes », transformant du coup la perception et l’utilisation des espaces publics dont il fait « des espaces résiduels »(3). L’élite passe donc le plus clair de sa vie professionnelle et sociale derrière des portes closes.
C’est de ce contexte de peur extrême, de division patente et de haute surveillance qu’émerge le travail des artistes de São Paulo représentés dans notre exposition. Contrôle et surveillance sont d’ailleurs au premier plan de la trilogie vidéo créée par Rodrigo Matheus à partir d’images de Google Earth, comme de l’installation interactive de Leandro Lima et Gisela Motta, dans laquelle une cible projetée suit les visiteurs qui se meuvent dans l’espace d’exposition. Chacune des vidéos de Matheus met en scène une région différente du monde et met en lumière des aspects distinctifs des fonctions et de la puissance du logiciel, posant comme un problème cette technologie et son évocation de la surveillance exercée par l’armée et les entreprises, au fil de scénarios cinématographiques sombres et empreints d’une tension angoissante. L’œuvre de Leandro Lima et de Gisela Motta aborde plus précisément la paranoïa qu’éprouvent quotidiennement les habitants de São Paulo, qui est peut-être autant le produit de crimes réels que des mesures de sécurité ostentatoires jusqu’à l’agression qui plombent les espaces privés.
2006 : tous en enfer
En 2006, São Paulo a traversé la plus grave crise de sécurité publique de son histoire. Le régime carcéral a été secoué par des rébellions. Des édifices publics et privés, des postes de police, des palais de justice, des banques et des supermarchés ont été attaqués à la bombe, à la grenade et au fusil. Plus de deux cents autobus ont été incendiés. Plusieurs policiers et membres du personnel des prisons ont été tués. Ces attaques en mode terroriste étaient orchestrées par un groupe criminel appelé Primeiro Comando da Capital (PCC, ou premier commando de la capitale), constitué dans les prisons d’État de São Paulo en 1993. Elles ont été perpétrées par périodes de trois semaines au cours des mois de mai, de juillet et d’août, bref, juste avant les élections d’octobre. Pour coordonner ces attaques, qui étaient d’abord essentiellement une réaction contre le transfert de plusieurs des leurs vers des établissements à sécurité maximale, les chefs du PCC ont utilisé des téléphones mobiles introduits illégalement dans les prisons de l’État de São Paulo où ils étaient détenus.
Ce soulèvement sans précédent a trouvé une large place dans les médias et la peur a gagné d’autres États brésiliens, où pourtant aucune attaque n’avait eu lieu(4). Au cœur de la crise, Arnaldo Jabor, journaliste et cinéaste, a publié une entrevue fictive(5) avec Marcos Willians Herbas Camacho, alias Marcola, principal meneur du PCC. Le texte, qui présente Marcola comme un critique très éloquent des inégalités qui sévissent dans la société brésilienne, citant Dante et Hélio Oiticica, a été largement diffusé par courriel et dans les blogues, et souvent pris pour une interview authentique.
Invité à commenter l’émergence de cette nouvelle classe de citoyens qui choisissent le crime organisé pour échapper à la pauvreté et à l’invisibilité totales, le faux Marcola répond que « la post-misère génère une culture de l’assassinat, soutenue par la technologie, les satellites, les téléphones portables, Internet et les armes modernes ». L’accessibilité sans précédent des « produits chinois » a permis à une nouvelle génération de criminels d’adopter les technologies modernes de la surveillance et de la communication mondiale. Pendant un temps, la ville semblait aux mains du PCC. Dans les circonstances, les derniers mots de « Marcola » semblaient résumer le sentiment d’appréhension qui étouffait la population pauliste à l’époque : « Abandonnez tout espoir. Nous sommes tous en enfer. »
La division comme norme
L’article de Jabor eut un certain mérite : celui de donner une intense visibilité au problème de la violence quotidienne infligée aux segments les plus pauvres de la population de São Paulo, violence largement ignorée jusque-là par les médias parce que trop banale(6). Le corps nu exposé par Amilcar Packer dans son installation vidéo enveloppante semble évoquer ces gens abandonnés de l’autre côté des clôtures et des murs érigés par l’élite, comme des corps privés des droits fondamentaux et exclus du système judiciaire institué par une puissance souveraine. Le corps de Packer se trouve dans un espace clos et obscur où il est soumis à des forces extérieures qui le projettent violemment d’un côté et de l’autre et où il tente de se maintenir assis sur une chaise, le tout mettant en évidence sa vulnérabilité et sa détermination.
L’installation de Lucas Bambozzi propose en revanche une vision plus sarcastique de l’égocentrisme d’un large segment des classes moyenne et supérieure de São Paulo. Dans cette œuvre, intitulée Run>Routine, Bambozzi associe plusieurs routines informatiques et domestiques, mettant en évidence la croyance égoïste et naïve que la vie quotidienne pourrait être entièrement maîtrisée, programmée et exempte du chaos représenté par l’espace public résiduel et ses habitants.
La réponse, c’est la technologie, bien sûr. Mais quelle est la question (7)?
São Paulo a toujours été cosmopolite et elle l’est maintenant plus que jamais. Il n’en reste pas moins que la richesse y est honteusement concentrée et que la sécurité sert d’excuse à des pratiques d’exclusion qui en font l’apanage social de l’élite. Dans ce contexte, la technologie semble principalement un instrument de contrôle et de surveillance, des espaces privés en particulier. Au Brésil, l’analyse sociale ou politique de l’art technologique est un fait rare, curieusement, même s’il connaît un essor très rapide depuis près de dix ans et est généreusement financé par les deniers publics.
À l’image de la topographie de la ville, plusieurs festivals et expositions technologiques sont financés par le secteur privé et sont essentiellement des instruments de promotion à demi gratuits(8) au service des grandes multinationales. Les protagonistes de la scène culturelle brésilienne ont été nombreux à proposer des projets très intéressants – dans le domaine de la technologie de source ouverte, par exemple –, mais le secteur des nouveaux médias préfère l’esthétique spectaculaire d’envergure au contenu critique. Les habitants de São Paulo aspirent toujours à se retrouver en phase avec les cultures hégémoniques qu’ils tentent d’imiter, mais tant que l’exclusivisme et la sécurité, motivés par des intérêts privés, demeureront les valeurs fondamentales de cette société, ce synchronisme restera un rêve lointain.
Kiki Mazzucchelli
(1) Le titre de cet essai a été emprunté à la compilation post-punk "The Sexual Life of the Savages", organisée par le duo d'artistes Tetine et publiée en 2005 par l'étiquette britannique Soul Jazz, qui à son tour l'a emprunté au livre du même titre rédigé par Malinowski en 1929.
(2)Voir l’étude de Teresa Caldeira intitulée City of walls: crime, segregation, and citizenship in São Paulo, qui approfondit les rapports entre la peur, le crime, la ségrégation et l’expansion urbaine à São Paulo (Londres, University of California Press, 2000, p. 220-221).
(3)Voir Teresa Caldeira, « A contested public: Walls, graffiti, and pichações in São Paulo », 27a. Bienal de São Paulo: Como Viver Junto, sous la direction de Lisette Lagnado et Adriano Pedrosa, São Paulo, Fundação Bienal, 2006.
(4)Selon un sondage commandé par le journal O Estado de São Paulo et IBOPE, publié le 29 août 2006, 26 % des habitants de São Paulo ont changé leurs habitudes quotidiennes à cause des attaques du PCC. Curieusement, les pourcentages étaient les mêmes (19 à 28 %) partout au pays, même si les attaques ont touché presque exclusivement l’État de São Paulo.
(5)Dans le journal O Globo du 23 mai 2006.
(6)Il importe toutefois de noter que le texte suggère aussi un lien direct entre pauvreté et criminalité, un sujet névralgique que je ne souhaite pas développer ici.
(7)Citation attribuée à l’architecte Cedric Price.
(8)Les lois actuelles de promotion de la culture (Rouanet) permettent aux mécènes du secteur privé d’« investir » dans les projets culturels de leur choix, pourvu que ces derniers soient approuvés par le gouvernement, mais il n’y a pas de programme culturel clair. Un pourcentage des sommes investies est déduit du revenu