Poems Running Away, designed by Hwiyoon Jeong, screen shot © Seehole
Poems to be Whispered, designed by Joheun Yeom, screen shot © Seehole
Your Floorplan exhibition poster © The Floorplan
Your Floorplan exhibition screen shot © The Floorplan

Concevoir une exposition Internet in situ

Seihee Shon

Avec les nouveaux variants de coronavirus qui émergent, la pandémie continue d’affecter notre vie quotidienne, y compris nos contacts physiques avec famille et amis. Le monde de l’art, qui a vu ses activités artistiques et commerciales profondément perturbées par les mesures de distanciation sociale, de restrictions des voyages et de confinement à l’échelle planétaire, a commencé à prêter plus attention aux musées virtuels et aux plateformes numériques qui auparavant ne suscitaient que peu d’intérêt. De nombreux commissaires d’exposition ayant essentiellement mis sur pied des projets concrets dans des musées, des galeries et des centres d’art doivent maintenant relever le défi de développer des stratégies novatrices et de trouver de nouveaux collaborateurs et de nouvelles collaboratrices afin de déplacer leurs expositions dans l’espace virtuel. Cet essai se penche sur deux expositions en ligne organisées l’an dernier en Corée et s’intéresse aux stratégies qui peuvent être utilisées afin d’offrir au public une expérience plus accessible et plus pertinente en contexte virtuel.

Le projet multidisciplinaire Seehole (2020)[1] explorait différentes façons de savourer de la poésie dans l’univers virtuel. La commissaire Katie Sangmin Lee explique qu’elle a développé ce projet en ligne en imaginant comment les gens pourraient rencontrer des poèmes numériques sur leurs appareils personnels et interagir avec ceux-ci à l’aide d’une souris ou d’un écran tactile[2]. Les poèmes de Seehole ont été sélectionnés à partir d’un appel ouvert, avec pour but initial de les diffuser en ligne. Le projet se déployait en trois sections : Poèmes à chuchoter, Poèmes écrits et déchirés aujourd’hui et Poèmes en fuite. Ces sections ont été imaginées par des duos formés d’un.e musicien.ne et d’un.e designer, de sorte que chacune aborde les poèmes de manière différente. Par exemple, Hwiyoon Jeong, conceptrice de Poèmes en fuite, explique qu’elle a créé des espaces en RV à 360 degrés pour chaque poème, car elle voulait les présenter « à la fois comme texte et texture[3] ». L’exposition tirait aussi parti de « l’intimité » créée par la proximité des membres du public avec les objets (poèmes), tissant un lien entre l’expérience des dispositifs numériques et l’expérience physique. Dans la section Poèmes à chuchoter, des perceptions tactiles étaient produites par stimulation visuelle, et dans Poèmes écrits et déchirés aujourd’hui, les internautes étaient invité.e.s à dévoiler des poèmes cachés en utilisant leur souris ou leur tablette tactile comme ils ou elles le feraient avec une pièce de monnaie sur une carte à gratter ou un billet de loterie.

L’autre projet en ligne, intitulé Your Floorplan (2020), réfléchissait sur le besoin de nouvelles approches d’exposition et sur la question de savoir si une exposition en ligne peut offrir une expérience aussi immersive et intéressante qu’une exposition dans un espace physique. S’appuyant sur le concept d’aura abordé par des théoriciens tels que Walter Benjamin, le projet tentait de déterminer si l’art numérique possède une « aura »[4]. Une œuvre en particulier a retenu mon attention : la pièce de Seunghye Hong, composée de vingt-neuf images interactives tirées de la série Organic Geometry (1997 – en cours). Dans cette œuvre, des formes géométriques sculpturales et parfois planes, qui rappellent des pixels, interviennent ici et là dans l’espace physique. Elles apparaissent aussi bien sur le sol, sur les murs ou au centre de l’espace d’exposition. Il s’agit en fait de pixels copiés et multipliés par l’artiste à l’aide d’outils informatiques, auxquels elle donne ensuite une forme physique. Dans Your Floorplan, les « cellules géométriques[5] » de Hong retournent à leur origine, le monde numérique, celui de l’immatériel. En tant que composantes du monde virtuel et de l’Internet, elles acquièrent une vie organique uniquement par l’action des membres du public, qui doivent cliquer dessus pour les animer – passant ainsi du statut de spectateur.trice.s à celui de participant.e.s.

Ces exemples présentent deux stratégies communes. Premièrement, ils tiennent compte de la riche histoire de l’art Web et soulignent l’importance de s’adapter à la spécificité du contexte de présentation, l’Internet, plutôt que de simplement numériser ou dématérialiser des objets matériels à des fins d’exposition en ligne. La commissaire de Your Floorplan, Hyunjoo Byeon, a demandé à chaque artiste participant d’imaginer une nouvelle œuvre pour l’exposition, « pas une reproduction numérique, mais une œuvre en soi[6] ». Dans le cadre de mes entretiens avec la commissaire de Seehole, Katie Sangmin Lee, et le designer Hwiyoon Jeong, tous deux ont insisté sur les caractéristiques de l’espace virtuel et la nature d’Internet. Pour Lee, « une exposition en ligne ne devrait pas transposer les choses de la réalité concrète sur le Web » ; et selon Jeong, « l’espace virtuel répond à des règles différentes »[7]. Deuxièmement, l’interface de chacun des projets a été conçue pour encourager la participation active du public, ce qui est d’ailleurs lié à la première stratégie dans la mesure où la participation repose sur l’interactivité, un aspect fondamental des plateformes en réseau.

Dans le livre Digital Art, Christiane Paul souligne que « le “numérique comme médium” regroupe des œuvres qui […] élaborent une réflexion esthétique vis-à-vis de cette même technologie […] Le numérique est, entre autres, interactif, participatif, dynamique, et customisable, et ces spécificités engendrent une esthétique bien particulière ». Les cas ici abordés, qui scrutent les « potentialités inhérentes » du numérique, « de sa production à sa présentation »[8], constituent des exemples fort éloquents de cette approche, à une époque où nous sommes appelé.e.s à repenser les pratiques numériques.


[1] Seehole est un mot inventé qui combine le mot coréen see, qui signifie « poésie », et le mot anglais hole, qui signifie « trou ».

[2] Entretien de l’auteure avec Katie Sangmin Lee, 8 juin 2021.

[3] Entretien de l’auteure avec Hwiyoon Jeong, 11 juin 2021.

[4] Hyunjoo Byeon, opuscule d’exposition, 2020, <https://thefloorplan.net/wp-content/uploads/Introduction_Your-Floorplan_eng.pdf> (consulté le 17 août 2021).

[5] Nanji Yoon, « A Moving Grid by Seunghye Hong », dans Korean Artists Today, Seoul, Hakgojae Books, 2010,

<http://www.artprojectco.com/bbs/board.php?bo_table=ARTIST&wr_id=30> (consulté le 17 août 2021).

[6] Hyunjoo Byeon, op. cit.

[7] Entretien de l’auteure avec Katie Sangmin Lee le 8 juin 2021, et avec Hwiyoon Jeong le 11 juin 2011.

[8] Christiane Paul, L’art numérique, Londres, Thames & Hudson, 2004, p. 67.

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