Erangel: Dark Tour photo de production – Oh Youngjin (gauche) © Virtual Station
Erangel: Dark Tour capture d’écran © Virtual Station
Erangel: Dark Tour capture d’écran © Virtual Station
Erangel: Dark Tour capture d’écran © Virtual Station

L’esthétique du travail participatif et collaboratif

Seihee Shon

Entretien avec Oh Youngjin, réalisateur d’Erangel : Dark Tour

De nombreux musées, commissaires et artistes cherchent de nouveaux moyens de rejoindre les publics. Quelles solutions l’espace virtuel et la technologie numérique peuvent-ils offrir ? La collaboration artistique peut-elle s’épanouir dans les espaces virtuels ? Comment employer la technologie numérique pour nous unir et non nous diviser ? Un événement public particulièrement intéressant abordant ces questions a eu lieu à Séoul au printemps 2021.

Le projet Erangel: Dark Tour[1] s’est tenu sur une île appelée Erangel dans le jeu vidéo PlayerUnknown’s Battlegrounds. Pour l’occasion, une centaine de participant.e.s choisis au hasard ont été invité.e.s à faire le tour de l’île, guidé.e.s par trois artistes appelé.e.s Native, Immigrant et Foreigner. Durant une session de jeu normale de Battlegrounds, les joueurs et joueuses n’ont pas le temps de se promener sur l’île, alors qu’ils se battent entre eux. Cependant, le créateur du Erangel: Dark Tour a demandé aux participant.e.s d’entrer dans le jeu non pas en tant que combattant.e.s, mais en tant que touristes, et leur a proposé une nouvelle règle : « Arrêtez de tirer, promenez-vous et profitez. » Vraiment ? Une telle collaboration entre des membres du public pris au hasard peut-elle réussir ? Ce fut ici le cas. Pour en savoir plus sur cette performance collaborative, j’ai rencontré Oh Youngjin, critique culturel et professeur agrégé de langue et littérature coréenne à l’université Hanhyang de Corée, qui a conçu et mis en œuvre Erangel: Dark Tour.

Seihee Shon : Pouvez-vous expliquer pourquoi vous avez choisi PlayerUnknown’s Battlegrounds (PUBG) plutôt que d’autres jeux multijoueurs ?

Oh Youngjin : J’ai considéré de nombreux jeux, mais dans la plupart des cas, les mondes fictifs sont conçus de manière économique. Ils sont tout juste assez élaborés pour rendre le jeu amusant, tandis que Battlegrounds offre un design plus authentique. Par exemple, dans Battlegrounds, contrairement à bien des jeux, les balles ont une trajectoire parabolique, ce qui correspond aux lois de la physique. Les caractéristiques topographiques d’Erangel sont cohérentes et les détails excèdent ce que les joueurs et joueuses peuvent percevoir, sur une zone correspondant à un sixième de la superficie de Séoul. Au départ, je me suis dit : « Ce jeu dispose d’immenses ressources. Nous pourrions peut-être les utiliser différemment. Qui pourrait faire ça ? Possiblement des artistes.

SS : Quel était votre but premier avec cette performance ?

OY : Il s’agissait d’émanciper l’espace. Le jeu en tant que média a un grand potentiel, mais dans la plupart des cas, le design est conçu pour stimuler des comportements particuliers. Les paysages d’Erangel sont magnifiques. En jouant à Battlegrounds, je me suis demandé pourquoi tout devait tourner autour du fait de s’entretuer. Pourquoi ne pas simplement se promener ? J’ai pensé qu’on pourrait émanciper l’espace virtuel de son statut de « champ de bataille » en élaborant un accord collectif entre les joueurs et joueuses pour changer les règles. Il était crucial de ne pas leur imposer une nouvelle règle telle que « Ne vous tirez pas dessus ». J’aurais pu modifier les paramètres du jeu pour que les armes ne soient pas fournies au départ, mais je ne l’ai pas fait. La participation volontaire est importante. Pendant la performance, les armes étaient autorisées comme d’habitude. Tout le monde pouvait les utiliser pour attaquer les autres. Cependant, personne n’a tiré.

SS : Lors de votre causerie, un membre de lassistance a avoué qu’il avait prévu de lancer une grenade, mais que son plan a échoué en raison d’un problème de réseau. Je suppose que vous naviez pas le choix de prendre ce risque et de vous préparer à toute éventualité, tout en laissant aux participant.e.s une grande autonomie. Quelles stratégies et précautions avez-vous mises en place ?

OY : Mes collègues et moi nous sommes demandé comment nous voulions accueillir le public dans le jeu. Nous avons surtout mis l’accent sur l’interactivité. Nous avons effectué de nombreux essais et élaboré différents scénarios afin d’anticiper les situations possibles. Nous avons convenu de ne pas nous décourager quoi qu’il arrive. On ne pouvait pas connaître le résultat à l’avance, un peu comme un coup de dés. C’était une sorte de contre-mesure que de faire la visite en trois groupes. Ainsi, si une complication survenait, les gens pouvaient passer à un autre groupe. Le public pouvait également regarder la performance en direct (livestream). Ce jour-là, il pleuvait et c’était aussi incidemment le cas dans le monde virtuel d’Erangel ; la météo est aléatoire dans le jeu. Cela a contribué à l’effet d’immersion. J’ai aussi utilisé des effets sonores pour injecter de la vitalité dans le jeu.

Erangel: Dark Tour englobe des aspects de performance, d’événement, de collaboration, de diffusion en direct et d’enregistrement. Je vois une relation entre cette expérience et la notion de spectateur telle que développée par Jacques Rancière dans son livre Le Spectateur émancipé : « Être spectateur n’est pas la condition passive qu’il nous faudrait changer en activité. C’est notre situation[2]. » L’auteur soutient que nous sommes tous et toutes également capables d’interpréter et de nous approprier une œuvre. Erangel: Dark Tour embrasse la créativité collective tout en s’intéressant à la subjectivité des participant.e.s et des spectateur.trice.s, ainsi qu’à l’esthétique du travail participatif et collaboratif.


[1] Erangel: Dark Tour a fait partie de l’événement d’art public Virtual Station, présenté du 5 au 21 mars 2021 à Séoul.

[2] Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La fabrique, 2008, p. 23.

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