Le symposium Repenser nos futurs : art et collaboration a permis de mettre en lumière un enjeu important de la production et de la diffusion artistique dans une société s’appuyant de plus en plus sur les technologies numériques. Nous en avions l’intuition : cette numérisation de nos rapports sociaux, de la géographie, des expériences entraînerait de profondes transformations dans notre rapport au monde, aux autres, au temps et à l’espace. Le passage au tout en ligne pandémique a fortement accéléré cette transformation : ce tsunami de mutations entrainera avec lui la création et la diffusion artistique sur des voies parsemées de nouvelles contraintes et peut-être même d’une redéfinition de l’art lui-même et des rapports que nous entretenons avec celui-ci. Sans aller jusqu’à tenter une redéfinition philosophique et sociologique de la production artistique à l’ère du numérique, notre modeste contribution vise à identifier où et comment ceux qui construisent et animent l’écosystème artistique peuvent y aménager des espaces et des mécanismes permettant aux artistes de non-seulement s’approprier les technologies numériques, mais surtout de réaffirmer et consolider la portée critique propre aux arts.
À la différence de la révolution technologique des années 1970 à 1990 centrée sur l’accessibilité massive aux machines et dispositifs électroniques, la révolution numérique ne concerne que peu l’accès aux équipements. L’enjeu premier du numérique en est aujourd’hui un d’accès aux expertises et aux savoir-faire. En effet, même si l’accès aux outils informatiques et à internet s’est très fortement démocratisé, beaucoup plus rares sont ceux qui savent y coder et y développer des projets originaux. L’accès à ces savoir-faire numériques représente à nos yeux l’écueil le plus important pour une véritable appropriation numérique de la part du milieu artistique. Ces expertises sont rares et très recherchées, leurs salaires sont sans commune mesure avec ceux versés par le milieu culturel et leurs formations spécialisées a bien souvent omis l’acquisition des connaissances de base permettant une certaine sensibilité aux schémas opératoires artistiques. Les particularités qui distinguent les propositions artistiques des autres productions humaines ne peuvent être ignorées ou mal comprises, surtout par ceux et celles qui participent à leur production.
Soulignons aussi les écarts importants entre les modes de fonctionnement des grandes équipes de programmeurs spécialisés travaillant sur des projets numériques d’envergure et la production artistique qui exige temps, expérimentation, itération et liberté critique. Ajoutons à ces enjeux la question des schémas de financement artistiques conçu dans un contexte où les artistes peuvent aussi être ceux qui produisent les œuvres et nous avons une inadéquation complète entre ce à quoi les artistes peuvent avoir recours dans leurs projets de création et ce sur quoi peuvent s’appuyer les productions utilitaires. Nous avons là la recette parfaite pour éteindre la voie artistique du monde numérique.
Ces constatations nous obligent à repenser les modes de fonctionnement des milieux qui sont en appui à la production artistique. Et il nous semble impératif de le faire en tenant compte de l’importance qu’ont les expertises dans un monde numérique, mais aussi des impacts que celle-ci entraîne sur l’ensemble de la chaîne de valeur de la création et de la diffusion artistique. Nous sommes conscients que cette question de la valeur peut sembler bien réductrice dans le cadre d’une réflexion artistique qui nous mène plus agréablement sur le terrain de l’esthétique et de la sociologie. Elle représente pourtant à nos yeux la clé de voûte à partir de laquelle nous pourrions réintégrer la création artistique, son regard critique et ses schémas opératoires à l’intérieur de l’écosystème numérique.
La pandémie mondiale a poussé l’ensemble du milieu culturel sur les plateformes numériques. Au sein de la production et de la diffusion en art contemporain, ces plateformes ne représentent bien souvent que des succédanés d’expériences esthétiques. Cet élan forcé vers le numérique rejoint aussi l’ensemble de l’écosystème artistique, des gestionnaires aux commissaires en passant par les départements de communication. L’imbrication du numérique dans les processus de travail risque d’y être beaucoup plus durable. Cette transformation de l’ensemble des processus de travail entraîne des gains d’efficacité, mais aussi des coûts supplémentaires. Les expertises en infonuagique, en réseautique, en transformation organisationnelle, en gestion et en développement collaboratif représentent à l’heure actuelle un maillon brisé de la chaîne de valeur de l’écosystème artistique : soit les nombreux fonds qui s’y engouffrent ne reviennent pas dans le milieu artistique, soit ils y reviennent partiellement lorsque les expertises sont parties prenantes du milieu. Pour assurer une réelle appropriation numérique par le milieu artistique, cette fuite devra être colmatée en intégrant ces expertises au sein même de notre écosystème. Cela veut dire embaucher et rendre accessibles nos propres expert.e.s numériques, les spécialiser en accompagnement organisationnel, en expérimentation et en itération artistique. La scène artistique canadienne étant principalement composée de petites et moyennes organisations, et les artistes ne disposant pas des ressources qui leur permettraient individuellement d’embaucher sur une base régulière des programmeurs ou des développeurs afin d’en pérenniser l’accès, seule une approche collective et autogérée permettra d’atteindre cet objectif. Le développement de telles initiatives – que celles-ci soient territoriales ou sectorielles – permettra non seulement d’autonomiser technologiquement notre milieu, mais surtout de rendre pérenne et abordable l’accessibilité pour les artistes et organismes artistiques à des expertises formées dans le développement de projets culturels. Réparer ce maillon brisé de la chaîne de valeur artistique, se réapproprier une partie du système économique numérique et concevoir un système parallèle par et pour les artistes, permettra ultimement une réappropriation du numérique par notre milieu selon nos critères, nos schémas opératoires. Et plus important encore, imposer nos voix et nos regards critiques dans la construction de l’imaginaire numérique contemporain.
Une dernière observation qui mérite notre attention concerne l’impact qu’aurait une telle appropriation collective sur les rôles de nos organismes et des personnes qui y œuvrent. Nous avons brièvement abordé les problèmes liés à l’idéal de l’artiste-programmeur qui serait en mesure de poursuivre la création en solitaire. Cet idéal est problématique à plusieurs égards. Parce qu’il est très exceptionnel – et inaccessible à l’immense majorité des artistes –, nous pensons que ce statut demeurera marginal et qu’il représente davantage un frein qu’une opportunité pour l’appropriation numérique par le milieu artistique. Considérant que les technologies numériques sont par essence collectives, les projets numériques culturels doivent plutôt être pensés comme des projets d’équipe. Ce passage de l’individuel au collectif entraînerait à son tour une transformation du rôle que jouent certains d’entre nous dans l’écosystème artistique. L’appropriation numérique et la collaboration avec des expertises spécifiques entrainerait l’émergence de la notion d’accompagnement et de truchement. En effet, la présence d’une personne chargée de la traduction des langages, des aprioris et des façons de faire et de voir visant à assurer la meilleure compréhension mutuelle entre les membres d’une équipe deviendrait une nécessité. Au fil des accompagnements, sa connaissance des possibilités, des écueils, des imaginaires, des outils, des courants, des approches et des langages lui donnera une vision très large de la production artistique numérique contemporaine. Est-il envisageable que les commissaires d’aujourd’hui s’intéressant aux enjeux du numérique ajoutent à leur pratique celles de gardien.ne de la connaissance, de passeur d’expériences et d’accompagnateur.rice.s : qu’ils et elles deviennent les truchements liant enjeux artistiques et enjeux technologiques ? Les commissaires seraient probablement les mieux placé.e.s pour le faire et plusieurs, sans en être pleinement conscient.e.s, le sont déjà.