Facebook a dévoilé son émoji exprimant la « sollicitude » (care) en avril 2020, au moment où le nombre de décès dus à la COVID-19 atteignait les 150 000[1] et où les galeries et les musées étaient contraints de fermer leurs portes au public. Une vague de mises à pied et de licenciements a commencé à déferler au sein des institutions du monde entier, de Cleveland à Amsterdam en passant par Calgary, New York, Toronto et Honolulu. Alors qu’un tiers des musées de la planète se sont retrouvés confrontés à la perte de personnel, leurs conservateurs ont dû adapter leurs expositions afin de les diffuser en ligne – avec des résultats inégaux. L’émoji de Facebook représentant une étreinte est apparu au moment où le contact physique était largement interdit. Lancée parallèlement aux mesures prises par Facebook pour lutter contre la désinformation sur le coronavirus, la mignonne petite boule animée se veut une « expression de compassion[2] ». De nombreux concepteurs d’exposition ont également mis l’accent sur la sollicitude et la communauté pour rejoindre leurs différents publics cette année, tandis que l’émoji de Facebook rejoignait le panthéon des réactions « J’aime », « J’adore », « Haha », « Wouah », « Triste » et « Grrr », créé il y a cinq ans pour ses quelque deux milliards d’utilisateurs. « Même séparés, nous sommes solidaires », nous a-t-on promis. Mais en quoi cette attention en ligne correspond-elle à la sollicitude ? Et dans quelle mesure les outils numériques conçus pour nous rejoindre – notamment les formats d’exposition qui ont émergé en cette période d’isolement social – sont-ils adéquats ?
Si nos outils numériques nous ont conduits à une « crise de l’empathie », comme l’affirme la psychologue sociale Sherry Turkle, alors peut-être que les meilleurs modèles de sollicitude et de communauté dans le monde de l’art se trouvent hors ligne[3]. Turkle observe que les médias sociaux nous ont paradoxalement rendus plus connectés et plus seuls que jamais[4]. Même si nous sommes constamment en réseau, notre activité sociale se trouve réduite à la gamme très limitée des environnements sociaux du Web 2.0 commercial. Ici, comme l’illustre de manière ludique l’artiste Jess MacCormack, l’agentivité devient un piège à clics, les rires deviennent des lols, et les débats agonistes deviennent des silos insulaires entre des « amis » mis en réseau par des « bulles de filtres » partagées[5]. « Je partage, donc j’existe[6] », commente Turkle. Et en retour, les utilisateurs des médias sociaux ont tendance à traiter les autres selon les modalités réduites établies par ces réseaux : « Nous leur soutirons ce dont nous avons besoin petit à petit[7] ». Cela est d’autant plus alarmant que pour beaucoup, le social n’existe pas en dehors des médias « sociaux ». « Vivre une vie sans micromessages, écrit le critique du Net Geert Lovink, est conçu comme ne pas vivre[8] ». Dans le contexte où les égoportraits et les réactions de vote positif (upvotes) sont le matériau de l’activité sociale, la réaction de « sollicitude » n’incarne pas les qualités fondamentales de la véritable sollicitude. Les interactions sociales complexes sont aplanies par l’insuffisance de ce genre de procédés techniques. Ces « choix réduits, écrit Lovink, influencent les utilisateurs et finissent par les désensibiliser[9] ».
La plupart des musées dans le monde ont réagi au confinement en développant des programmes sur les médias sociaux ainsi qu’en faisant la promotion de matériel déjà en ligne et en convertissant leurs activités prévues au numérique[10]. D’ailleurs, certaines institutions – quoique dans une moindre mesure – ont lancé leur première programmation en ligne cette année – avec plus ou moins de succès. Hélas, bon nombre étaient très peu au fait de la riche histoire de l’art Web, sans compter que ce sont essentiellement les établissements prestigieux et à la fine pointe qui disposent des ressources nécessaires pour développer une telle programmation[11]. D’intéressantes formules d’exposition en ligne ont vu le jour cette année, mais la tendance de la nouvelle normalité semble être de se tourner vers la virtualisation d’expositions et autres activités hors ligne afin de les présenter sur des plateformes Web propriétaires : des concerts retransmis sur YouTube, des vernissages sur Discord, des installations virtuelles sur Second Life et des expositions de diplômés publiées sur Instagram. Ces événements ont souvent été bien suivis, car les institutions ont ciblé des groupes d’utilisateurs de médias sociaux préexistants plutôt que de chercher à transposer des publics hors ligne dans des espaces en ligne.
Cela étant, des scènes artistiques bien soudées ont aussi réussi ce tour de force – faire migrer en ligne leurs communautés hors ligne. Dans mon milieu ici à Montréal, j’ai été impressionné de voir les soirées hebdomadaires de perlage virtuel organisées par le centre d’artistes autochtone daphne, ou encore le cabaret Queer Special Holiday Special, diffusé en direct la veille de Noël. Commandé par le festival de musique montréalais Suoni Per Il Popolo et animé par Guizo LaNuit (personnage de drag king de la performeuse Alexis O’Hara), le cabaret en ligne mettait en scène un noyau d’artistes qui se seraient probablement rencontrés hors ligne de toute façon. Des plateformes d’exposition mettant à profit les médias en réseau eux-mêmes ont également pris forme, comme la structure Art at a Time Like This, créée par Barbara Pollack et Anne Verhallen afin de soutenir la création de nouvelles œuvres aussi bien dans l’espace public qu’en ligne ; le 2020 Fak’ugesi African Digital Innovation Festival, un tout nouveau format de festival participatif et transnational[12] ; et le projet Letters against Separation, conçu par Hito Steyerl, qui propose un modèle de correspondance en temps de pandémie. Heureusement, nous avons également assisté à un regain d’intérêt pour l’histoire de l’art Web, en grande partie grâce à l’exposition opportune Net Art Anthology, préparée par Rhizome.
Trop souvent cependant, le médiocre « complexe industriel de salles de visionnement en ligne » a servi à mettre en scène des expositions conçues pour être présentées hors ligne dans des espaces en ligne peu inspirés, conjointement avec des visites virtuelles offertes par des conservateurs, des présentations Zoom sans fin et des foires d’art ennuyeuses affichant des images JPEG déformées par des pare-feu payants[13]. Ces résultats parfois risibles de propositions commissariales obtuses prennent des formes pour le moins discutables, comme des cocktails sur le thème d’œuvres d’art, des expositions « drive-in » et des visites virtuelles par des robots, des enfants et des agents de sécurité. Pendant que les musées licencient leurs employés, des créateurs d’exposition épuisés mettent sur pied des projets numériques insipides générés par des équipes de conservateurs qui s’y connaissent peu en technologie et qui s’évertuent à reproduire des expositions de concert avec les services de communication et de relations publiques aussi peu avisés de leur musée. Ces communautés artistiques sont réduites aux sphères publiques restreintes des « chambres d’écho[14] » en ligne. La sollicitude et la responsabilité communautaire ne sont pas prioritaires ici – c’est le moins qu’on puisse dire. « À l’ère des communications numériques en réseau, souligne Lovink, le social est plus ambivalent que jamais[15] ». Ces aspects hors ligne de la culture artistique ont toutefois subsisté dans l’activité sociale expressément en dehors des médias « sociaux ». Lovink a mis en évidence des « stratégies visant à “discréditer” le contrôle du Web par les entreprises[16] ». Ici, le « slacktivisme » et le « passage hors ligne » sont des formes opérationnelles de dissidence[17]. « Les jeunes qui fuient les monopoles avides de pouvoir, écrit-il, posent probablement l’action politique la plus efficace[18]. » Cette année, certains projets artistiques ont abandonné les biens communs que sont les réseaux Internet au profit de la désintoxication numérique et de la pleine conscience hors ligne. Ces stratégies alternatives refusent la logique monopolistique des médias sociaux, ainsi qu’en témoignent les danseurs dans les rues à Amsterdam, les œuvres d’art en vitrine à Coventry, les campagnes d’affichage urbain à Kiev et les projets d’art public dans les parcs à Singapour.
Une forme éloquente de sollicitude hors ligne a vu le jour cette année grâce à la création d’un fonds international d’aide d’urgence par le Collectif des commissaires autochtones. Cette organisation artistique modeste mais fort efficace a lancé une série de programmes de soutien pour les artistes et commissaires indépendants autochtones. À ce titre, les projets Curating Care et Community Cares ont permis de verser des honoraires aux créateurs pour la production de contenu vidéo –pour un montant total de près d’un demi-million de dollars canadiens[19].
Les courtes vidéos fait maison donnent la parole à un éventail international de créateurs aux riches pratiques artistiques et commissariales. Chaque participant était invité à répondre à des questions ouvertes lancées par le Collectif : « Quel rôle la “sollicitude” joue-t-elle dans votre pratique ? Comment nos identités autochtones individuelles influencent-elles notre façon de prendre soin et de travailler ? » C’est ainsi qu’a pris forme un nouveau programme conçu pour soutenir un discours sur le soin à apporter aux connaissances qui sous-tendent le commissariat autochtone. Il en a résulté un vaste débat sur la responsabilité et la sollicitude dans diverses communautés, dont beaucoup sont dépourvues d’infrastructure technologique et d’institutions culturelles[20]. Les initiatives du Collectif des commissaires autochtones s’attaquent directement à la nature syndémique de l’épidémie – où les facteurs écologiques et sociaux s’entremêlent et se font particulièrement sentir dans les communautés racialisées[21]. Ces initiatives sortent du schéma communautaire étroit des plateformes commerciales sur le Web pour supporter plutôt ce que la commissaire et historienne de l’art mitchif Cathy Mattes appelle le « commissariat littoral autochtone », centré sur le dialogue et la réciprocité[22]. Au lieu d’utiliser des outils numériques au service des forces centralisées du monde artistique (pensons à la fluctuation des NFT), ces modèles se concentrent sur la sollicitude envers les communautés locales et régionales. Ces communautés en ligne et hors ligne ne constituent pas des groupes d’« amis » stagnants, mais des ensembles complexes et changeants de liens étroits qui s’entretiennent et se redéfinissent constamment : elles ne sont pas simplement mises en réseau, elles sont reliées socialement. Nous pouvons toujours nous rejoindre en ligne pour atteindre des horizons culturels communs. Mais ces initiatives hors ligne – en marge des monopoles sur le Web – soutiennent les relations sociales en dehors du champ d’action des médias « sociaux », où les formes d’attention ne sauraient être réduites à une liste de clics, de vues, de « j’aime » et de « votes positifs ».
[1] Ted Regencia, Usaid Siddiqu et Ramy Allahoum, « Global Coronavirus Death Toll Crosses 150,000: Live Updates » 18 avril 2020, <aljazeera.com/news/2020/4/18/global-coronavirus-death-toll-crosses-150000-live-updates>.
[2] Facebook Careers, « Can I Get a Hug? The Story of Facebook’s Care Reaction », Facebook, 15 juillet 2020, <facebook.com/careers/life/the-story-of-facebooks-care-reaction>.
[3] Sherry Turkle, « Sherry Turkle: We Are Having a Crisis of Empathy », Aspen Ideas Festival, 29 juin 2015.
[4] Ibid.
[5] Eli Pariser, The Filter Bubble: How the New Personalized Web Is Changing What We Read and How We Think, New York, Penguin Random House, 2012.
[6] Sherry Turkle, Alone Together: Why We Expect More from Technology and Less from Each Other, New York, Basic, 2011, p. 47.
[7] Ibid.
[8] Geert Lovink, Networks Without a Cause: A Critique of Social Media, Cambridge, Polity, 2011, p. 44.
[9] Ibid., p. 43.
[10] « Museums around the World in the Face of COVID-19 », Paris, UNESCO, mai 2020, <unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000373530>.
[11] Seulement 5 % des musées d’Afrique et des petits États insulaires en développement ont pu développer du contenu numérique cette année. Ibid.
[12] Lors de nos discussions de groupe dans le cadre du Symposium organisé par Molior, la commissaire Elisabeth Efua Sutherland a parlé de l’exposition en ligne de contes qu’elle a mis sur pied pour le festival Fak’ugesi.
[13] Tim Schneider, « Virtual Art Fairs Were Seen as a Lifeline in the Lockdown Era. A New Study Shows They Are Failing New York’s Art Market », Artnet News, 18 novembre 2020, <news.artnet.com/market/new-york-art-market-online-viewing-rooms-1924575>.
[14] Geert Lovink, op. cit., p. 2.
[15] Ibid., p. 164-65.
[16] Ibid., p. 156.
[17] Ibid., p. 160 et 162.
[18] Ibid., p. 156.
[19] Rea McNamara, « The Indigenous Curatorial Collective Advances Sovereignty in the Art World », Hyperallergic, 15 mars 2021, <hyperallergic.com/623526/the-indigenous-curatorial-collective-advances-sovereignty-in-the-art-world>.
[20] Une étude de 2018 indique que seuls 24 % de la population autochtone du Canada a accès à l’Internet haute vitesse. Gouvernement du Canada, « Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes », Ottawa, Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, 2019.
[21] Joni Adamson et Steven Hartman, « From Ecology to Syndemic: Accounting for the Synergy of Epidemics », Bifrost: The New Normal? An Environmental Humanities Response, billet de blogue, <bifrostonline.org/joni-adamson-and-steven-hartman> (consulté le 11 juin 2021).
[22] Cathy Mattes, « Indigenous Littoral Curation: A Michif Jig in 3 Parts », thèse de doctorat, Winnipeg, Université du Manitoba, 2020.Cathy Mattes, « Indigenous Littoral Curation: A Michif Jig in 3 Parts », thèse de doctorat, Winnipeg, Université du Manitoba, 2020.